Marion Muller-Colard écrit dans L’autre Dieu :
« C’est malheureux, mais il n’existe pas de formation universitaire qui prépare à l’impuissance. Aujourd’hui, je parle avec les larmes au bord des yeux, la gorge serrée, et cette impuissance douloureuse au fond de moi. »
Elle continue :
« J’aurais aimé pouvoir ressortir de mes étagères un vieux cours de fac, un livre magique, un grimoire. Quelques aphorismes qui auraient pu faire recette… Mais rien. Aucune sagesse apprise, aucun savoir construit ne tient debout devant l’horreur brute… Alors les complaintes ont laissé place à la Plainte. La vraie Plainte, qui montait crescendo. Elle affluait comme un râle, venu du fond des âges…. Je ne me souviens pas des mots — elle s’en fiche bien des mots, la Plainte. Elle n’avait pas besoin d’eux. Ils n’étaient qu’un prétexte. Elle n’avait pas d’objet non plus, la Plainte. C’était la Plainte, seule et entière, et je l’ai reconnue. »
« Oui, je l’ai reconnue aussi, cette Plainte. Elle me traverse, elle me consume. Dans cette chambre intérieure, dans le silence de ma prière brisée, je découvre l’insondable vide de sens… Je cherchais un appui pour chacun de mes mots. Sur le visage de l’homme (je dirais des haïtiens), dans l’épaisseur du silence, sur le reflet de la vitre. Je parlais au point de croix. »
Et puis cette question, simple, terrible, humaine : « Qu’est-ce que vous ressentez, si je vous dis que ce n’est pas juste ? »
Oui. Ce n’est pas juste.
Ce n’est pas juste qu’on ait tué ces deux religieuses. Mais plus encore, ce n’est pas juste qu’on tue et qu’on continue à tuer des pauvres êtres humains, des hommes, des femmes, des jeunes, qui, malgré tout, désirent encore exister, qui luttent au quotidien contre la misère et l’injustice dans ce pays profondément meurtri.
Ce n’est pas juste qu’on ait assassiné deux femmes silencieuses, généreuses, données à la prière, à l’éducation, au service des pauvres, à cette espérance fragile qui tient encore debout, tant bien que mal, dans ce pays.
Sœur Evanette Onezaire. Sœur Jeanne Voltaire. Congrégation Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.
Elles n’étaient ni juges, ni policières, ni politiciennes, ni marchandes d’armes. Elles n’étaient qu’amour. Douceur. Fidélité. Prière. Accompagnatrice. Envoyées au-delà des frontières ou l’État refuse d’y être. Vous les avez exécutées. Comme on écrase une mouche. Froidement. Méchamment.
Marion Muller-Colard poursuit :
« Sur la Plainte, on ne pose pas un petit pansement d’espérance. Prise au piège, j’ai glissé ma main dans la poche de ma blouse, j’ai resserré mes doigts sur ma Bible, comme prête à dégainer. Si je ressortais avec un verset pommade, la Plainte me sauterait à la gorge. Si je ne disais rien, elle me sauterait à la gorge aussi… Pourtant, dans ce silence, je veux encore croire qu’Il [Dieu] entend.»
Et moi, Peterson, je veux encore croire qu’un jour, dans ce beau bout de terre, les larmes seront plus fortes que les armes. Que le respect de la vie revienne. Que le sacré et la crainte de Dieu renaissent. Que la vie recommence là où la mort croyait avoir le dernier mot.
Sœur Evanette Onezaire. Sœur Jeanne Voltaire. Vous êtes tombées, mais vous n’êtes pas perdues. Vous êtes désormais dans les bras du Dieu que vous avez aimé et servi jusqu’au bout.
Et nous, pauvres restés sur cette terre troublée, nous crions avec Job (Jb 3,3-10), mais aussi avec vous chères sœurs, vers ce Dieu qui est encore capable de faire jaillir la justice du sang innocent.
Mais je le redis, avec toute ma force et toute ma foi : Il n’y aura pas de paix en Haïti tant que la crainte de Dieu ne renaîtra pas. Pas celle de la peur, mais celle de la réconciliation, celle de l’émerveillement, celle qui nous fait tomber à genoux devant la vie, devant les valeurs moralement humaine et chrétienne , celle qui nous fait dire : « Non, je ne peux pas lever la main sur un frère, une sœur, une consacrée… sur un visage de Dieu. Car tout homme est sacré, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1,27). Le toucher avec violence, c’est blesser Dieu lui-même. »
Marion conclut l’extrait :
« En parcourant avec Job ce chemin du dogme vers la foi, de la garantie vers la confiance, nous arrivons avec Paul Tillich à cette conclusion :
L’acte d’accepter l’absence de sens est en lui-même un acte plein de sens : il est un acte de foi. Nous avons vu que celui qui possède le courage d’affirmer son être en dépit [des angoisses] du destin […] ne les a pas supprimées : il demeure sous leur menace et il subit leurs coups. Mais il accepte d’être accepté par la puissance de l’être-même à laquelle il participe et qui lui donne le courage d’assumer les angoisses du destin […]. La foi qui crée le courage de les intégrer n’a pas de contenu spécifique : c’est la foi, tout simplement, sans direction précise, absolue. »
Reposez dans la paix et la miséricorde de Dieu chères sœurs.
Peterson Alcius, sj
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Note par Raymonde – L’auteur de cet article, Peterson Alcius est un jeune jésuite, membre de la communauté Alberto Hurtado (centre-ville Basilique). C’est déjà sa deuxième année de présence dans notre paroisse. Peterson est en charge de la coordination du groupe de l’animation-chants. Et puis, surtout, Peterson est haïtien alors, nous comprenons que son cœur est d’autant plus meurtri à chaque mauvaise nouvelle qui arrive de là-bas. .🙏.