Vendredi 24 novembre 2023, 16h30. Il fait froid mais sec. Depuis l’intérieur de l’église, j’entends une musique qui vient de l’extérieur… C’est tellement fort que je n’entends même plus le disque de musique classique que père Claude a lancé en arrivant. Je sors et je le repère tout de suite. C’est un homme qui a garé son vélo contre les marches du porche. Une enceinte bluetooth est accrochée à son guidon et elle gueule cette musique qui me dérange. Lorsque je lui demande d’éteindre sa musique, il ne comprend pas. Il n’a pas envie de comprendre. Et après avoir répété quelques fois, il finit par la baisser à défaut de bien vouloir l’éteindre.
Du coup, je ne suis pas de super humeur lorsque j’entends ces hommes qui parlent si fort que chacun crie un peu plus fort que son voisin pour pouvoir se faire comprendre.
Il est à peine 17h30, il fait nuit, et le froid se fait plus mordant dehors.
Je ressors et sous le porche, je vois des hommes… un groupe d’hommes plus grand que ceux que nous voyons d’habitude à cet endroit. Ils sont assis sur les marches en cercle très serré, la tête baissée vers le centre… et ça parle fort… Je ne comprends rien de ce qu’ils disent. Le volume sonore sature carrément mes oreilles mécaniques. Je vois que je ne les connais pas. Mais comme d’habitude, cela ne me pose aucun souci.
Alors, avec un grand sourire dans la voix, je leur lance un : “Messieurs, vous parlez trop fort ! Ce n’est pas possible de crier comme ça !” Quelques-uns relèvent la tête, et là, je m’approche de leur cercle. Je soupire… J’imagine déjà à leur cercle très serré qu’ils sont sans doute en train de jouer à des jeux d’argent… Il ne manquait plus que ça… Re-soupir… Je m’approche encore plus près et je passe la tête dans leur cercle. “Vous faites quoi ici ?” L’un d’eux me lance un : “T’inquiète pas madame ! On ne fait rien de mal ici !”
Le cercle s’ouvre, et je découvre un très grand plat de cuisses de poulet badigeonnées de sauce rouge. Mon cœur est soulagé. Ils ne jouent pas d’argent et il n’y a visiblement aucun alcool dans ce cercle. C’est juste un groupe d’hommes qui mangent sur les marches de l’église. Mon sourire de façade devient alors plus intérieur et je leur redis : “Chuuuuut ! Messieurs… Vous ne pouvez pas parler si fort. Vous pouvez tout à fait rester là, mais chuuuuuuut… Parlez moins fort. Merci !” Les voyant parler entre eux, et consentant totalement à ma demande, je retourne à l’intérieur de l’église tout en me disant que ces hommes m’évoquent comme un groupe de moineaux posés au sol et en train de se nourrir de ce qu’ils y trouvent.
J’ai été si étonnée par ce groupe que je trouve finalement si beau que je vais chercher mon téléphone pour les photographier. Je ressors aussitôt.
Dès que je passe la porte, je vois un homme qui arrive avec un plat de semoule et qui le pose au sol sur les marches au centre du groupe. Le téléphone à la main, je leur demande l’autorisation de les prendre en photo. Je leur dis que je ferai en sorte qu’on ne puisse pas les reconnaître sur la photo. Ils sont tout à fait d’accord et certains prennent même la pose… comme amusés par ma démarche… et sans doute contents aussi de ne pas être bousculés dans leur rencontre amicale.
C’est alors à ce moment qu’un des hommes me tend une cuiller à soupe. “Viens manger avec nous, madame. C’est un couscous marocain. C’est bon.” Je refuse poliment et les remercie aussi très chaleureusement pour leur invitation. Et puis, dans un moment de fraternité toute simple, l’un d’eux m’explique à mi-voix que son père est mort et qu’il voulait être ici parce que c’est un endroit de Dieu… Désolée de cette mauvaise nouvelle, je lui dis un petit mot que j’espère réconfortant et je pose ma main sur son épaule en guise de compréhension et d’amitié.
Comme dans un écho, un autre homme du groupe se rapproche de moi pour me dire que l’un d’eux vient de perdre son père et qu’ensemble, ils ont voulu entourer son fils, rendre hommage au père de cette façon, et que les marches de l’église leur semblaient être le bon endroit.
Je les quitte avec ce sentiment qu’ils sont en effet à la bonne place pour ça… et en me rappelant que quelques minutes auparavant, je pestais contre leur présence trop sonore.
Merci Seigneur de m’avoir envoyée à leur rencontre. Aussi courte fut-elle, elle m’a démontré une nouvelle fois que les préjugés ne sont pas bons et m’a permis d’avoir accès à une meilleure lecture de la situation.
Et puis… J’ai aussi un sentiment de gratitude envers ce groupe d’hommes qui a choisi les marches de notre église en guise de lieu pour ce repas, rendez-vous d’Adieu.
par Raymonde – Quand ce texte titré “Du monde sur les marches…” aurait aussi pu être “Sur le seuil de la maison…” … En hommage à ce père décédé et en soutien à son fils dans la peine…